P2/ #10 : Champ-Contre-Champ

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CHAMP-CONTRE-CHAMP

Tu arrives sans que je te voie venir... Je rêve ou cette ravissante silhouette blonde à contre-jour se faufile bel et bien entre les dossiers jusqu'à moi ? Comment ne pas se réjouir ? Les lumières de face me révèlent enfin son visage... Même s'il est fake, je te renvoie naïvement ton sourire... et me lève pour te prendre dans mes bras... Tu sens bon... mais contrairement à d'habitude, on ne peut pas vraiment dire que notre étreinte s'éternise, non... comme si les moments magnétiques de nos corps respectifs étaient en froid... Cela se précise quand tu me fais la bise, plus radine que Juda. Tu n'es même pas encore assise que je me sais dans de beaux draps... Tu ne choisis pas la place que j'avais pourtant dégagée à mon flanc... mais saute l'axe de la table, en face de moi, faisant basculer la scène tout en champ-contre-champ...

Silence ! Nous n'avons toujours échangé aucun mot. Action ! Pour briser la glace, je tente un : « ça va ? » – qui semble déjà de trop... « ça pue ! » – serait-il plus à propos ?

Le serveur vient prendre notre commande : moi je passe au rouge... toi, comme d'hab, tu prendras un vin blanc... Au son de ta voix, j'éprouve un curieux sentiment... Mais il faut encore attendre d'être servi pour que tu daignes enfin m'adresser quelques piques incisives... Atout cœur : je prends... Tu es en colère manifestement... à t'entendre, cela fait des semaines que je n'ai donné aucun signe de vie...

Je me souviens pourtant de nos ébats récents dans les limbes de l'aube, à moitié conscients, avant que tu ne te dérobes de bonne heure... Et tu ne m'as pas quitté depuis que tu es partie... Était-ce un rêve évanescent ? Réel bonheur ? Suis-je en plein cauchemar quand, je t'entends me lâcher nonchalamment : « J'ai plus envie ! J'y crois plus ! » – « C'est mort ! » étant suffisamment sous-entendu !

Je ne te reconnais plus... un doute m'envahit – t'ai-je seulement connue ? Je ne suis plus le bienvenu dans tes yeux et me heurte en surface de leurs cornées... m'imposant des gros-plans monstrueux pour établir le diagnostic de notre état énamouré... irréversiblement en rémission... N'était-ce jusqu'ici qu'hallucination ? Je ne dis plus rien... la réalité de mon vécu est bien au-delà de toute déception, sentiment de rejet, d'abandon... C'est une sensation d'agonie proche de la dépersonnalisation... un vertige tel que l'on rêverait de toucher le fond... un supplice silencieux... sous des yeux sans compassion – non seulement les tiens mais aussi ceux des autres en terrasse... curieux et voyeurs... témoins de ma décomposition... salivant déjà tels des charognards aux abords de ma future carcasse... Le pire, c'est que j'éprouve encore tant de désir et de douceur... Le plus insoutenable, c'est comme tu sens bon... Quelle horreur !

Un vendeur de roses rouges qui butinait de table en table, vient faire irruption dans notre inévitable silence – mettant des plombes avant de comprendre, qu'il n'y avait pas pire occasion pour tenter sa chance...

Il n'y a rien à dire... il n'y a rien à faire... Je ne vais pas te retenir... encore moins te forcer la main... ni te supplier à genoux... je ne suis pas chien... La raison n'est pas suffisante... et ma volonté ne peut rien... c'est tout ! Je ne puis que t'aimer libre... de me quitter ou non... Je veux que tu me veuilles... sans quoi ton amour serait bidon...

Bon, je m'arrête ici... ça suffit les romances à la con... Merci... Je te donne la monnaie pour payer l'addition et me lève de mon siège pour abattre mon as de pique... Mes lèvres viennent d'elles-mêmes te murmurer à l'oreille : « Je t'aime toujours » – telle sera ma dernière réplique... Je ravale mon love kiss et je me casse avant de tomber en miettes, sans livrer davantage ma détresse en public, ni demander mon reste.

Sadique, je te laisse là où tu m'abandonnes, pour digérer ta culpabilité cul-sec, toute seule comme une conne...

P.S.: J'espère qu'à présent tu me pardonnes.

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Sous le choc, j'passe en pilotage automatique... et laisse mon body m'éconduire... pendant que je m'embue au cockpit... Je m'échappe, le pas spasmatique, en me retenant tout à la fois de courir et de m'évanouir... Aveuglé par les halos rouges et blanc des phares... sans plus distinguer la tôle des voitures charriées par le flot contradictoire...

Je me sens si vulnérable à cet instant, que j'ai peur d'exploser... de peur qu'on ne me dévore... Voilà que mon agoraphobie me reprend – entendez sociophobie, plus précisément... Les grands espaces, j'adore, surtout quand ils ne sont pas peuplés par ma race... aussi densément... J'étouffe trop en surface... Vite ! Je suis les flèches et m'engouffre dans la première station qui passe... Poussière de poussière matérialisant mon vent...

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