P2/ #9 : En Terrasse

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EN TERRASSE

C'est l'heure magique, pas seulement d'un point de vue photographique : quand le soleil redescend pour le salut, tout sujet, même indigne, en devient iconique – matez-moi l'rendu ! Les derniers rayons s'égarent dans le décor comme autant de balles perdues, révélant sa nature d'or à chaque pixel élu...

– Mouais. C'est vrai que c'est beau mais dans l'fond j'men fous ! Si ça tombe, j'ai rendez-vous avec nous ! Je cueille pour toi les retro dia frémissant sous la bruine... Je ne vois pas d'arc-en-ciel à l'horizon mais tu n'as qu'à dire un mot et je te l'imagine...

Le sol pavé du piétonnier semble miné ça et là de chancres célestes que j'enjambe au péril de ma gravité. Je devine la présence du trafic à proximité, forcément plus lancinant et acéré dès que le revêtement se mouille... En tendant l'oreille, j'entends le ruissellement continu des rigoles fumantes. Suite à ces associations sonores perverses me voilà soudainement pris d'une envie pressante... J'me grouille...

Je n'attends plus et pénètre déjà dans le café comme convenu : un vieil estaminet tamisé, avec ses petits-vieux poussiéreux limite vermoulus. Suivre la flèche anticipée m'indiquant : « c’est par là ». Merci. Vider fissa vessie – last check au miroir : S.M. était ici ! Quand je reviens, je me rends au bar pour me servir avant le serveur... Les toilettes sont payantes pour les non-consommateurs. Pendant quelques secondes, je m'absente... le regard hameçonné à son insu par le bingo et ses grilles de numéros clignotantes – lors d'une séquence démo...

Un mec ayant débarqué y a pas longtemps s'adresse à mon voisin de zinc tout de go :

– Je t’avais pas vu ! Qu’est-c'tu fais ?

– J’attends !

– T’attends quoi ?

... pour répondre, l'autre dresse un regard blasé au ciel en mode non-verbal...

C'est à moi : je commande un Orval, avant de me sauver sans tarder en terrasse, dérobant sous leur nez le Saint-Graal, quand la conversation semble déjà faire du sur-place :

– T’as envie d'crever, crève ! mais pas d'vant moi !

– Pardon, je passe...

Je me pose pour de bon dans un craquement d'osier, sans m'inquiéter à l'époque de la moindre menace; un ressac fantôme me parcourant encore de la tête au pied, enfin je me délasse... C'est avec une diligente nostalgie que je profite à présent du défilé des passants dont je me suis extrait. Mon étape est atteinte, reste l'épreuve à tenter. Je suis prêt !

Je note : il est strictement interdit de nourrir les oiseaux ! Merci de votre compréhension. Je ne compte plus le nombre de pigeons que j'ai vu, dont une patte sur deux était un moignon. Mon troll me dit qu'on voit rarement des pigeons cul-de-jatte – chuis con ! J’imagine que le messager s’est auto-mutilé pour s’affranchir de la bague… encore un texto de perdu – je divague...

Lorsqu'un clochard de mon âge vient nous dire qu'il a faim, alors je lui propose mes cubes de cheddar, qu'il prend avec dédain... Les autres clients me toisent comme si j'allais attirer la lèpre sur eux. J'ai pas encore vu de panneau : interdiction de nourrir les nécessiteux...

Non sans régression scripturale, mon bic dérape et bientôt je me surprends en train de dessiner au verso d'un repose-verre... L'Oméga pour figure initiale devenant naturellement un bonhomme d'ordinaire boudeur mais se fendant ici d'un sourire de Joker, inhabituel... Je grimace tout en sachant qu'il s'agit toujours d'un autoportrait révélateur de mon humeur actuelle... Et cependant que ma mousse s'amenuise, l'ombre gagne du terrain, installant ses campements de nuit aux pieds des immeubles souverains. Le soleil n'est plus qu'un vieux calque relégué à l'arrière-plan, quand les lampadaires prennent le relais pour baigner la ville d'un orange sanguin jusqu'au levant...

Je commence à m'assoupir quand vibre, mon cœur vibre – c'est toi qui me textes : « J'arrive ». Je ne réponds pas : « Tranquille ». Je suis rodé à l'attente sans fil – rien à voir avec cette angoisse dont parle Roland Barthes. Non, mon attente est confiante. Je suis plus que ravi d'avoir quelqu'un à escompter. Quelqu'un pour qui mon existence quelque part en ce monde... compte. Je ne me sais plus tout seul – si tant est que cette formulation fasse sens. Je n'ai plus à avoir honte. Je sais d'ores et déjà tes bras à la clé...

Ton baiser : la délivrance...

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